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Photographies et cartes postales à la Belle Époque

Jadis, l’histoire s’abreuvait de mots, de réflexions informelles, délivrée par quelques chercheurs sourcilleux de la muse Clio. Au gré de leurs humeurs ou, même pire, de leurs fantaisies, on admettait recevoir une vérité trompeuse d’un passé disparu, transformé le plus communément en légende. D’Hérodote à Bainville, l’honnêteté intellectuelle de tous ces historiens se confrontait, se mesurait aux arts premiers tant soumis aux pressions du pouvoir temporel, de la mode, des coutumes, des extraordinaires contraintes religieuses, mais surtout de l’écrit qui paraissait être le meilleur vecteur, sinon le plus commun, assurant le relais de générations éloignées et dissemblables, peu protégé pourtant des multiples censures. Puis vint la photographie. Invention majeure, précurseur d’où découla le cinématographe et, afin de le compléter utilement, le son. Ainsi, plus question de délivrer un quitus, une aveugle confiance à l’historiographie plus ou moins sincère afin de relater tel fait, pour décrire tel homme illustre. Venant d’outre-tombe, l’image réelle du temps passé éclatait désormais par son aveuglante vérité. Et nous, hommes et femmes du futur, nous devenons enfin les témoins privilégiés d’une actualité défunte. Modernes Saint-Thomas, nous observons alors une réalité nouvelle et, de ces temps de jadis qui s’éloignent chaque jour un peu plus, nous convenons de leur immutabilité.

Dans son cadre technique, le photographe apportait les preuves irréfutables des écrits et des démonstrations. Il en va autrement d’apprécier les conséquences tragiques de circonstances diverses, si souvent et si volontiers perpétrées dans leur horreur absolue, que de les lire. La vérité historique ne pouvait plus se comporter comme une œuvre de fiction, même si elle devait aider tel particularisme, telle doctrine, tel clocher, tel embrigadement. Le romantisme perdit de sa saveur en ouvrant le livre des photographies. L’individu, le lecteur devenait un acteur de l’évènement et il le ressentit charnellement par une sorte de procuration visuelle sans que des scories intellectuelles n’en vinssent troubler ses propres conclusions. Évidemment, il était plus réaliste de voir une tête décapitée que d’en lire un simple commentaire, même suggestif. Le temps se confrontait au naturisme de Zola, qui débouchera, plus tard, sur le réalisme d’après-guerre.

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Les photographes des petites cartes postales, lors de leur invention, ne s’imaginaient que très peu l’impact historique et ethnographique qu’elles susciteraient des années après. Que ces petits rectangles cartonnés, parfois rehaussés de couleurs vives ou délavées, puissent être le garant de la grande et de la petite histoire, laisseraient pantois plus d’un de ces pionniers. Cependant, inconsciemment ou non, ils œuvrèrent pour les générations futures et, précurseurs de métiers en devenir incontournables à présent, ils léguèrent une matière brute, peu malléable aux fumisteries sémantiques de certains. Nous voici maintenant, collectionneurs de clichés et de cartons photographiques, héritiers d’une formidablement documentation, préalablement dédaignée, voués à l’emprise néfaste de l’oubli et de la destruction lente par les parasites, par l’humidité et, plus radicalement encore, par la benne à ordures. Il a fallu exhumer, lorsque cela fut possible, puis classer, dater, archiver ces documents – à but et à usage avant tout postal – afin de livrer leur contenu au jugement de nos contemporains. L’on s’aperçut, avec quelques retards, que ces petites cartes postales, si communes dans leur banalité, si présentes dans le quotidien du peuple, en étaient, en fait, l’âme et, si je peux l’écrire, l’enveloppe charnelle. La preuve irréfutable de son existence, mais aussi de sa misère, de sa souffrance, de ses joies également, de l’extraordinaire banalité de son vécu. Ce peuple, qu’il fût riche ou miséreux, se livrait pieds et poings liés à la sagacité des analyses iconographiques. Pour la première fois, depuis des siècles, depuis que le passé n’était plus une notion floue, mais une entité réelle et définie qui prenait corps en s’offrant à notre regard. Il fut significatif que la vogue nouvelle du naturalisme dans les arts (peinture, sculpture, littérature, théâtre, chanson) se superposât à la naissance et au développement de la photographie.

Évidemment, malgré les millions de documents sauvés des détritus et du feu, cette petite victoire ne devait pas faire oublier que trop peu de la totalité de la masse informative servit pour l’œuvre collective mémorielle…

Autrefois aussi, le souci primordial du vendeur était la satisfaction de sa clientèle, et il songeait avant tout à flatter le consommateur. On s’ingéniait à fabriquer – moins jadis qu’aujourd’hui toutefois – des œuvrettes « passe-partout » qui permettaient à l’envoyeur et à son destinataire de combler leur soif de populaire volupté visuelle. Mais par un extraordinaire revirement de circonstances, dû à la mode et au talent de certains, on en fit des références artistiques, bien supérieures à ce que l’on pouvait supposer. En outre, dans chaque région, des éditeurs de cartes postales, souvent de besogneux artisans de la photographie – art nouveau en expansion formidable – se plurent à cerner l’évènement ou même à rapporter la vision d’un monde qui s’empressait de disparaître devant la réussite du progrès exponentiel. Ils travaillèrent plus qu’ils ne le crurent à la sauvegarde de la mémoire, à la vision non troublée d’un monde présent qui s’estompait irrémédiablement dans l’éther du néant… Bien avant que les médias, la presse ne reprissent à leur compte la photographie comme support d’information, ils devinrent les premiers reporteurs et rangèrent les plumitifs au rang de simples comparses.



En inventant le reportage photographique, la carte postale engendrait le meilleur support d’information moderne, balayant les anciennes structures comme de vulgaires antiquités. Cela ne dura pas, celles-ci prirent leur revanche jusqu’à inventer la censure née de la guerre de 1914, puis elles firent dissoudre la carte postale dans une affligeante banalité. Tant pis, le bien, l’excellence étaient déjà acquis. Les documents existaient, ils étaient immortels pour peu qu’on en prît grand soin. Le photographe de nos premières cartes postales était un homme intègre, gloire lui en soit rendue !...

On rétorquera que, dès son apparition, on s’ingéniait à « arranger » le contenu du nouveau vecteur dans un souci de transgresser la réalité pour délivrer les vérités que l’on désirait inculquer au peuple. Dans les mêmes stimuli qui obligent les jeunes femmes à se farder pour apparaître plus alléchante à la concupiscence masculine, les pionniers cartophiles s’évertuaient à magnifier une certaine réalité, n’allant pas, malgré tout, jusqu’à la transgresser. Leur naïveté n’atteignit jamais les sommets de la rouerie, même si l’on y surprit, parfois, une propagande certaine pour telle ou telle cause. Tantôt involontairement, souvent dans le but évident non à la déformer mais à en sublimer la réalité – leur primauté ultime étant la sauvegarde d’un certain patrimoine -, ils truquèrent leurs chefs-d’œuvre à peine au-delà de la décence appréciée de l’époque. Nous le savons. Et c’est ici qu’intervient l’amateur d’histoire locale, régionale, nationale afin de replacer les actes et les faits hors de leurs dérives légères, ceci afin de restituer la vérité toute nue dans son contexte. Nous n’avons nulle autre ambition que celle-ci en présentant des cartes postales à la sagacité du public, témoins privilégiés et essentiels d’un temps nourrissant à satiété l’histoire temporelle et universelle des hommes et des femmes.

Avec le recul lié à la réflexion, personne ne contestera l’importance primordiale qu’apportait aux sciences humaines la carte postale. D’abord à l’ethnographie qui consiste à l’observation minutieuse de l’humanité par les faits, le traitement des individus et des groupes. Ensuite l’ethnologie qui permet l’étude comparative des documents possédés. Enfin l’anthropologie qui englobe l’humain dans une généralité où toutes les sciences comme la géographie, l’histoire, la linguistique, l’habitat, figurent.



Afin de savoir si la photographie était un art, de violentes polémiques opposèrent les uns et les autres. À ses débuts, elle ne donnait de la vie qu’une reproduction figée, synonyme de raideur et de laideur. Les artistes picturaux n’en parlaient qu’avec mépris. Puis, après quelques tâtonnements et des mises en découverte remarquables, les photographes réussirent à poser les figures avec goût, à grouper les personnages, à agencer les détails d’une scène, à distribuer la lumière. Grâce à leur action sur le développement, ils corrigèrent ensuite les défectuosités et les imperfections du cliché. Enfin, dans le tirage définitif de l’épreuve, ils firent ressortir les tempéraments essentiels du sujet. Ils attribuèrent ainsi un caractère de beauté à ce qui n’était, jadis, qu’une reproduction mécanique. En faisant preuve de choix, ils firent œuvre d’art, bien que tous les esthètes et les critiques d’art convinrent volontiers que la photographie ne remplacera jamais la peinture ni le dessin…

Un fait sans précédent mit en émoi l’Institut des Beaux-arts. Un photographe posa sa candidature au siège vacant laissé par un peintre. Au-delà de la surprise, puis de l’hilarité que cela déclencha parmi les messieurs très sérieux et souvent graves, une brèche avait été créée dans l’espace culturel issu de traditions révolues. Après maintes palabres, on se mit en tout point d’accord pour déterminer une photographie d’art, pas un cliché banal que pouvait réaliser qu’importe quel quidam. Pour cela, il fallait plusieurs conditions : que le produit fût beau, que l’épreuve photographique présentât l’intérêt d’un dessin ou d’une gravure, que cette réussite fût obtenue par le travail personnel de l’opérateur, et que l’on y reconnût un sentiment, un style, une manière d’appréhender sa passion qui lui appartint en propre.

Le regard des photographes de la Belle Époque se fit donc ethnographe. Ils montrèrent une prédilection, une prédisposition pour l’archaïsme, une certaine forme échevelée de folklore et d’insolite. Le cliché photographique en ce temps se voulut – pour plus tard – une documentation sur toute une civilisation occidentale dont beaucoup pressentaient l’évidente mutation, sinon la disparition radicale. De nombreux clichés renvoyaient à des stéréotypes diffusés par l’idéologie d’alors. Mais à part quelques phénomènes outranciers, il était à parier que la réalité des épreuves de papier dévoilées dans le futur, ne se montrerait pas entièrement incongrue. Pire, après avoir débarrassé la plupart des photographies de leurs altérations naïves, tendancieuses ou franchement propagandistes, elles se révéleraient comme les preuves incontestables des pratiques et des us de cette époque.



Les publicités fleurirent afin de vanter un phénomène qui prenait une place de plus en plus importante : la carte postale illustrée. Dixit cette insertion : « Elle est devenue le passe-temps de tous et de toutes, mais surtout de la jeune femme et de la jeune fille. Elle prend des tours si imprévus, des formes si variées et si pittoresques ! Mais, hélas il faut bien le dire, son envahissement prodigieux s’est, à l’heure actuelle, produit au détriment de son cachet artistique et il devient de plus en plus difficile de trouver, parmi les milliers et les milliers de cartes postales mises en circulation, le petit carton de bristol idéal… »

Un autre journaliste s’inquiétait vers 1904 : « Monsieur Bérard, sous-secrétaire d’État, a exposé naguère l’espoir que le commerce grandissant de la carte postale finirait par enrichir le budget. Or, nous avons appris que la plupart des cartes vendues sur le marché français, nous venaient directement d’Allemagne. On les reconnait facilement en l’absence de tout art et à l’immoralité du sujet. Il n’est donc pas sans intérêt de constater qu’à la récente exposition de cartes postales organisée par la Fédération Philatélique de France, deux résultats importants ont été acquis. D’abord, nos meilleurs artistes se sont consacrés à fournir des modèles, véritables chefs-d’œuvre, qui ne peuvent qu’entretenir le culte du beau. Ensuite, il semble s’être mis tous d’accord pour nous donner les plus intéressantes séries des sites les plus pittoresques de la France. On ne saurait trop encourager cette heureuse réaction contre les envois vulgaires et répugnants de la vertueuse Allemagne, qui n’en continue pas moins à flétrir chaque jour un peu plus la démoralisation française… »

Régulièrement, les bien-pensants mettaient en garde contre la mode nouvelle et épistolaire que suscitait la carte postale, induisant des pratiques répréhensibles : « Dans notre commune, depuis longtemps déjà, sont adressées à profusion, soit à des femmes, soit à des jeunes filles, à l’abri de l’anonymat comme il convient à des lâches, des cartes postales couvertes d’injures et de malpropretés. Il serait temps que la police mette la main, non seulement sur les auteurs, mais encore sur les inspirateurs peu délicats de pareilles insanités… »



En 1908, le journal « le Figaro » se fit l’écho de l’avis de Monsieur Gaston Boissier,académicien et littérateur célèbre à cette époque, qui déplorait l’abus de l’emploi de la carte postale, alors que lui-même « se délectait tant de la lecture des lettres de Madame de Sévigné et de la correspondance de Voltaire ». Un folliculaire ajouta : « Quant à nous, c’est après les Hindous et les Chinois – Dieu soit loué – que nous arrivons avec l’échange coquet de 300 millions de cartes postales à vignette. On n’écrit plus ou si peu que cela ne vaut pas la peine d’en parler. Les lettres sont en baisse. Au demeurant les lettres n’y perdent rien ! »

Enfin, en 1911, on put lire cette violente diatribe contre la carte postale, alors qu’un député demandait que sa taxe ne fût que de cinq centimes, quelle que soit la longueur du texte : « De quoi Diable, s’occupe-t-il ? Est-il marchand de cartes postales ? L’intérêt d’un seul commerce ou d’une corporation peut expliquer une proposition aussi bizarre. Mais si on était raisonnable, c’est à trois ou quatre sous que devraient être taxées les cartes postales horripilantes qui n’arrivent qu’à dégoûter des paysages tout en contribuant à la crise de la langue française ! Cher député, ignorez-vous que l’art épistolaire se meurt et qu’il est remplacé par cette rage frénétique qu’ont les jeunes personnes en voyage de griffonner deux ou trois mots hâtifs et d’une banale uniformité ? Dans quel intérêt favoriser une manie qui, pour procurer quelques menus bénéfices aux bureaux de tabac, fait une réclame ridicule aux maisons les plus communes, aux plus vulgaires cités, aux monuments les plus lamentables de notre statuaire et de notre architecture, aux paysages les moins dignes ? Car chaque ville, chaque halte, chaque trou a maintenant sa collection de cartes postales. Mais c’est un impôt qu’il faudrait établir sur cette industrie coupable ! Il est certain que la carte postale ne répond à aucun besoin. Si, à celui de sales individus qui envoient à découvert des injures que le facteur, le concierge et les voisins pourront lire !... »

Que les âmes sensibles se rassurent. Lorsque l’on décida de transmettre le courrier parcarte postale, les facteurs firent le serment de ne jamais lire la correspondance. .

Serge Pacaud - Extraits de l’ouvrage : « La Vie quotidienne des Français à la Belle Époque », éditions CPE, octobre 2008 – aujourd’hui épuisé..





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